Présages #4 - Gaël Giraud : le portrait du monde qui vient
Gaël Giraud est chef économiste de l'Agence Française du Développement (AFD), et prêtre jésuite.
Un homme singulier, inclassable, au parcours pour le moins atypique, qui oscille entre des univers que tout oppose a priori.
Diplômé de l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm et de l'Ecole Nationale de la Statistique et de l'Administration Economique, il est également docteur en mathématiques appliquées de l'Ecole polytechnique, spécialiste de la théorie des jeux, et directeur de recherches au CNRS.
Gaël Giraud a travaillé pour les marchés financiers à New York, avant de devenir membre de la compagnie de Jésus en 2004, puis prêtre en 2013.
Il a fondé le centre d'accueil d'enfants de la rue à Balimba, au Tchad, où il a passé deux années qui l'ont éveillé aux problématiques du climat et de l'énergie.
Sa parole juste et lucide tranche avec le discours ambiant, et explore une véritable éthique de l’économie.
Nous avons parlé de l'influence de ses différentes casquettes, entre spiritualité et rationalité, finance et voeu de pauvreté ; d'un épisode très méconnu de l'Histoire en 1890, durant lequel 50 millions de personnes sont mortes en moins de deux ans ; de ce que signifie concrètement une planète à +3 degrés ; des facteurs explicatifs de l'inaction et du déni : la prime au vice engendrée par l'absence de vraie législation et la mythologie de la concurrence entre entreprises, ainsi que le cynisme, la bunkerisation et le syndrome du Titanic d'une partie des élites économiques et sociales.
Nous avons discuté de l'évolution de la démographie, du rôle des femmes dans la transition écologique et dans la conversion de notre relation à la nature, pour passer d'un rapport de domination à une forme de coexistence et de partage.
Nous avons également parlé de l'urgence de créer de nouveaux modèles économiques qui prennent en compte les ressources naturelles, et du besoin de revaloriser la dépense publique.
Approfondir
Derniers ouvrages : Illusion financière, Gaël Giraud et Vingt propositions pour réformer le capitalisme, Gaël Giraud et Cécile Renouard
Portrait : Gaël Giraud, un jésuite chez les banquiers, Loup Besmond de Senneville - La Croix - 5 septembre 2014
Portrait : Gaël Giraud, la foi dans le développement, Claire Guélaud - Le Monde - 7 juillet 2015
Gaël Giraud invité d'Eva Bester dans Remède à la mélancolie, France Inter - 1er avril 2018
Gaël Giraud : "sommes-nous capables d'éviter l'effondrement ?" invité d'Anne-Cécile Bras dans C'est pas du vent sur RFI - 30 mars 2018
Voir notamment :
> l'excellente courte vidéo "Comment caractériser le monde d'aujourd'hui, d'un point de vue économique ? Quelles solutions mettre en place pour éviter l'effondrement ?" Le point de vue de Gaël Giraud
> la conférence "Un monde ancien s'en est allé" (fichier audio de la conférence)
>La conférence "Construire un monde en commun ? Les communs comme projet politique" à voir ici
Extraits
"Les travaux qu'on a mené suggèrent que le scénario business as usual nous conduit vers des catastrophes d'ampleur planétaire."
"Ces catastrophes ont déjà eu lieu. Un exemple relativement méconnu du grand public, c'est ce qui s'est passé en 1890. On sait ça aujourd'hui grâce au travail d'un historien américain, Mike Davis, dont le livre a été traduit en français, qui s'appelle Génocides tropicaux. (...) Ce que montre Mike Davis c'est que, en 1890 il y a eu un effet El Nino massif, qui a affecté à la fois le Brésil, l'Afrique, l'Inde et la Chine, et dont les conséquences, des inondations, des sécheresses etc ont été complètement négligées par les administrations coloniales de l'époque, qui ont traité ça par dessus la jambe. Le résultat ça a été 50 millions de morts en moins de deux ans. (...) Ca explique très largement la raison du "retard" avec trois guillemets des pays du Sud par rapport aux pays Européens." Ce qui est phénoménal c'est que à la fois les administrations occidentales ont été capables de laisser faire ça, et dans le même temps de l'effacer de notre mémoire, puisque personne n'en a entendu parler."
"Ce que je crains moi, c'est que nous rééditions ce type d'exploit morbide. C'est à dire que les élites du Nord arrivent à se protéger des menaces environnementales qui sont devant nous, provoquent des catastrophes et des espèces de génocides analogues à celui de 1890, et ne tiennent même pas compte de la réalité de ceci."
"Ce qu'ils [les travaux à l'AFD] montrent aussi c'est qu'on peut éviter ce type de catastrophes d'ampleur continentale, mais ça suppose des investissements massifs du côté du secteur public, un changement massif d'orientation de nos économies vers des économies décarbonées, et un changement de modes de consommation et de production radicaux."
"Le cuivre est un métal absolument fondamental pour ses usages industriels, pour lesquels aujourd'hui nous avons très peu de substitut, et qui est encore plus nécessaire pour les infrastructures liées aux énergies renouvelables que pour les infrastructures liées hydrocarbures fossiles. Donc dans les années qui viennent, on va avoir besoin d'encore plus de cuivre qu'aujourd'hui. [...] Le pic d'extraction du cuivre pourrait arriver avant 2060 au niveau mondial."
"Ce type de résultats tend à confirmer le versant noir de la prospective de Meadows."
"A mots couverts, il [Patrick Pouyanné, PDG de Total] explique le pic du pétrole non conventionnel, c'est pour la décennie 2020. Ce qui veut dire que si d'ici là nous n'avons pas réduit considérablement notre extraordinaire au pétrole, en particulier pour ce qui est de la mobilité, alors on va avoir d'énormes problèmes, au moins pour avoir de la croissance. Et, si on n'a plus de croissance, on va expérimenter quelque chose de l'ordre d'une décroissance forcée, contrainte. Et ça, ça peut générer des catastrophes."
"C'est ça le portrait de la planète à la fin du siècle à +3 ou +4 degrés. Ca veut dire aussi très certainement une planète qui est largement hostile à la présence humaine sur des pans entiers des continents sur lesquels nous vivons aujourd'hui."
"Il y a là quelque chose de désespérant du coté des scientifiques quand on voit l'inaction de la classe politique, et d'une certaine manière on pourrait parler d'obscurantisme de la part d'une partie des médias qui ne relaie pas la réalité catastrophique de ce que nous savons par ailleurs."
"Comme le dit Jean-Pierre Dupuy, une bonne partie d'entre nous n'arrive pas à croire ce que nous savons, ce qui renvoie à une question d'acte de foi dans la manière dont nous comprenons l'avenir qui est devant nous."
"Beaucoup de capitaines d'industries ont très bien compris la gravité du problème mais se sentent incapables de faire grand chose tant que le régulateur n'a pas mis fin à cette espèce de grande mascarade qu'on appelle la concurrence pure et parfaite entre les entreprises."
"Tant qu'on continue de régir les relations entre entreprises par de la concurrence, il y aura une prime au vice, une prime à l'industrie brune."
"Il y a un énorme sujet qui est sortir de la mythologie de la concurrence, qui est un concept très mal défini en économie, dont je ne suis pas sur qu'il ait beaucoup de sens en réalité."
"Il y a un autre aspect dans la difficulté, une certaine forme de cynisme plus ou moins avoué de la part de certaines élites, c'est ce qu'on pourrait appeler le syndrome du Titanic, qui se disent c'est déjà trop tard pour modifier la trajectoire du paquebot, on va heurter la banquise. (...) Mais moi, je m'occupe de me préserver un accès aux canots de sauvetage pour moi et ma famille, et je ne m'occupe plus du reste du paquebot. Et pendant ce temps là, je continue de faire la fête."
"Ce schéma là, cette bunkerisation des élites économiques et sociales, c'est un fantasme qui habite une partie de l'occident, et qui légitime l'inaction pour une partie de ces gens là."
"Il y a 2 manières au moins de mettre en oeuvre la transition écologique, il y a la manière cynique qui est que les élites vont se bunkeriser, sécuriser l'accès aux ressources naturelles dont elles ont besoin, et envoyer par dessus bord la démocratie. Il y a une autre manière, qui est l'horizon participatif, avec une décentralisation de l'accès à l'énergie." (...) "Ce qui fait qu'il n'est pas évident que ce soit la 2eme vision qui l'emporte, c'est que les couts en CAPEX, donc en investissement initial en capital pour produire de l'énergie renouvelables, sont nettement supérieurs aux couts de CAPEX pour produire de l'énergie via les hydrocarbures fossiles."
"Donc ce n'est pas clair du tout que l'économie décarbonée de demain soit une économie telle que moi je l'espère, c'est à dire une économie décentralisée, où il y aurait également une décentralisation de la prise de décision, et quelque chose de l'ordre d'une démocratie."
" Surgit naturellement la question de si on ne ferait pas mieux de limiter les naissances dans les zones où continue à faire beaucoup d'enfants. Quand on pose la question en ces termes là, on pense immédiatement à l'Afrique subsaharienne (...) Aujourd'hui vous avez environ 1,2 milliard de personnes qui vivent en Afrique, et l'Afrique a probablement gagner 1 milliard de personnes supplémentaires dans les 30 ans qui viennent."
"Les états d'Afrique subsaharienne sont très conscients de cette difficulté. Il est faut de dire que les états eux-mêmes continueraient de vivre dans une espèce de fantasme selon lequel plus on est nombreux plus on est fort."
"Reste que ce n'est pas du tout aussi facile qu'on pourrait le croire d'infléchir une courbe démographique. Tout le monde a en tête l'exemple chinois ; or si la Chine a réussi à faire baisser le taux de natalité des femmes chinoises à des taux qui sont effarants - qui sont beaucoup trop bas aujourd'hui, tels que la pyramide des âges chinoise devient extrêmement problématique, il n'est pas clair que ce soit essentiellement dû à la politique de l'enfant unique mis en oeuvre dans une grande violence. Pourquoi ? parce que la Thaïlande a connu exactement la même variation de son taux de natalité, sans aucune politique anti nataliste."
"Une fois que l'ensemble de la population est sortie de l'extreme pauvreté, le taux de fécondité baisse. Et lorsqu'une partie de la population retombe dans la pauvreté, le taux de fécondité augmente."
"Ceux qui se disent, et j'entends ça quelques fois à Paris "le jour où les femmes maliennes auront moins de 6 enfants, et bien j'arrêterai de conduire en 4x4", ces gens là sont dans une extrême mauvaise foi. Si les femmes maliennes en ont six aujourd'hui, c'est parce que nous leur avons imposé des plans d'ajustement structurels assassins, qui ont détruit les services sociaux dont elles disposaient. Ensuite, ce ne sont pas elles qui sont responsables des émissions de gaz à effet de serre."
"Je crois, c'est mon expérience en tous cas, que les femmes - peut-être parce qu'elles ont un rapport corporel beaucoup plus fort à l'acte de donner la vie - tandis que les hommes physiologiquement sont dans la distance, qu'ils ne veuillent ou non, les femmes ont un rapport beaucoup plus sain et saint à l'environnement écosystémique et donc à la "nature". Et donc elles sont beaucoup plus aptes à mon avis à faire entendre aux hommes qu'ils ont à changer complètement le rapport qu'ils ont à l'environnement." " D'un rapport de domination, de violence, d'instrumentalisation, à un rapport de coexistence familière et de partage."
"La construction analytique de l'économie néoclassique, qui est dominante aujourd'hui, est très largement incompatible avec la prise en compte des ressources naturelles."
"Si on déconstruit ça, alors on déconstruit l'essentiel de la théorie économique néoclassique : on déconstruit la théorie du ruissellement, on déconstruit les plans d'ajustements structurels, on déconstruit le libre-échange, etc. Et donc il ne reste plus grand chose de l'économie néoclassique."
"L'une des raisons pour laquelle nous arrivons à raconter autant de bêtises, nous les économistes, c'est que nous avons des modèles qui n'ont pas grand chose à voir avec le monde réel, dans lesquels il n'y a pas d'énergie, pas de matière, il n'y a que des dollars, ou des unités monétaires, qui permettent de mesurer à la fois du capital et du travail."
"On aura certainement une autre crise financière, aussi redoutable que celle de 2008, qui probablement permettra d'achever de jeter à la poubelle un certain nombre de modèles complètement faux."
"J'espère que, à la faveur de la prochaine crise financière - qui ne manquera pas d'arriver, des troubles et des complications économiques que vont nous poser de la raréfaction relatives du pétrole puis d'un certain nombre d'autre ressources, le monde académique va petit à petit abandonner les modèles complètement faux sur lesquels nous travaillons aujourd'hui, pour leur substituer des modèles plus réalistes."
"Le PIB va peut-être continuer d'augmenter pour des mauvaises raisons, il va peut-être baisser, mais ce n'est plus tellement le sujet. L'énorme question c'est : Comment va t on réussir à nourrir tout le monde ? Comment va-t-on réussir à apporter de l'eau potable à tout le monde ? "
"Le PIB est une espèce de fétiche qu'on utilise pour faire avaler l'idée qu'il faut absolument faire de l'austérité, parce qu'il faut que le PIB continue d'augmenter. Mais dans la réalité économique de ce que nous vivons, le calcul du PIB n'a plus tellement d'importance."
"J'ai rendu un rapport en 2015 au parlement européen qui montre que si on avait une crise dans les années qui viennent, un krach financier, de même ampleur que celui de 2008, l'union bancaire serait bien incapable de venir au secours des banques en faillite."
au sujet de la collusion entre haute finance publique et milieu bancaire : "Il y a une endogamie très forte, ce qui est très problématique car une bonne partie de ceux qui aujourd'hui ont des responsabilités dans les finances publiques, raisonnent comme si la France pouvait se gérer comme une banque privée."
"On a absolument besoin de revaloriser la dépense publique, une dépense publique intelligente, on a besoin de "mieux d'état", non pas de moins d'état."
"C'est un exemple de situation dans laquelle je trouve que le débat, tel qu'il est organisé par les médias aujourd'hui autour de la grève de la SNCF et de l'enjeu de la réforme, est très mal placé. La vérité, c'est qu'on a absolument besoin d'investissements publics massifs dans le train, parce que le train c'est la mobilité verte de demain."
"J'espère qu'il va y avoir une prise de conscience suffisamment tôt d'une partie des élites qu'un monde bunkerisé sera certainement très désagréable, y compris pour ceux qui vivent à l'intérieur du bunker."